Pr Massamba Sylla : “J’ai, plusieurs fois, alerté sur l’ampleur que prend l’extension du virus de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo au Sénégal”

La fièvre hémorragique de Crimée Congo  commence à faire des victimes au Sénégal. Une occasion de parler de cette maladie avec le professeur d’Entomologie Médicale, Massamba Sylla. L’enseignant-chercheur au département Sciences et techniques de l’élevage de l’Université du Sine Saloum  El hadji Ibrahima Niasse est un expert reconnu de cette maladie au Sénégal.

Qu’est-ce que c’est que la fièvre hémorragique de Crimée Congo ?

La fièvre hémorragique de Crimée-Congo est une maladie d’intérêt médical et vétérinaire majeur, en cours d’émergence et de réémergence au Sénégal. C’est une anthropozoonose (bénigne chez l’animal sauvage et pouvant être fatale chez l’homme) transmise par des tiques à l’homme et aux animaux domestiques et sauvages. Elle représente une réelle menace de santé publique et vétérinaire. L’agent infectieux responsable de la maladie est un virus du genre Nairovirus de la famille des  Bunyaviridae. Elle a été décrite pour la première fois chez des soldats et des fermiers de Crimée Occidentale, d’où son nom de Fièvre hémorragique de Crimée, en 1944. Mais en 1956, un virus nommé Congo était isolé chez un enfant fébrile au Congo belge (actuelle République Démocratique du Congo). En 1969, il a été démontré que les virus à l’origine des maladies observées en Crimée et au Congo étaient identiques. Le virus était alors nommé Virus de la Fièvre Hémorragique de Crimée-Congo (VFHCC). Elle a depuis été décrite en Europe, en Asie et en Afrique où elle est endémique dans de nombreux pays. De plus, des cas humains sporadiques ont été rapportés en Europe Centrale, en Iran, au Pakistan et en Afrique du Sud, en 2001.

Quelles sont les similitudes avec Ebola ?

Elle est juste classée dans la même famille des fièvres hémorragiques virales que la fièvre Ebola, mais cette dernière est uniquement transmise par des chauves-souris frugivores, alors que les cycles de transmission du virus de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo sont plus complexes et font intervenir des oiseaux qui représentent les réservoirs naturels du virus, c’est-à-dire que ces derniers peuvent multiplier le virus au sein de leur organisme sans en souffrir, en se défendant par leurs anticorps, mais peuvent infecter certaines espèces de tiques qui vont à leur tour piquer les animaux domestiques et l’homme et leur transmettre le virus. Des rongeurs sont aussi impliqués dans les cycles de maintien et de transmission du virus de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo dans la nature.

“L’apparition des symptômes est brutale”

Quels sont les symptômes de cette maladie ?

Lorsque l’homme est piqué par une tique infectée du virus, les premiers symptômes de la maladie se manifestent en général au bout d’un à trois jours, pouvant aller jusqu’à neuf jours au maximum. Si par contre l’homme contracte la maladie en touchant du sang ou des tissus contaminés, les symptômes  apparaissent au bout de 5 à 6 jours, mais la période d’incubation, c’est-à-dire le temps qui s’écoule entre la pénétration du virus dans le corps de l’être humain et les premières manifestations cliniques de la maladie peut aller jusqu’à un maximum documenté de 13 jours. L’apparition des symptômes est brutale. Le patient fait une fièvre, et commence à souffrir de myalgies (douleurs musculaires) et de vertiges. Des douleurs dorsales se manifestent, la nuque devient raide et douloureuse. Il souffre aussi de céphalées, et ses yeux deviennent sensibles et la photophobie s’ensuit. On observe parfois au début des nausées, des vomissements et un mal de gorge, s’accompagnant éventuellement de diarrhées et de douleurs abdominales. Les jours suivants, le patient peut présenter de brutales sautes d’humeur et parfois de la confusion et de l’agressivité. Après deux à quatre jours, la somnolence, la dépression et la lassitude remplacent l’agitation et les douleurs abdominales viennent se localiser dans le quadrant supérieur droit, avec une hépatomégalie à la palpation (augmentation du volume du foie).

“Il a été documenté que les sujets les plus gravement atteints peuvent développer une insuffisance hépatique, rénale et pulmonaire à partir du cinquième jour de maladie”

D’autres signes cliniques peuvent apparaître : tachycardie (accélération du rythme cardiaque), adénopathie (tuméfaction des ganglions), éruption pétéchiale (éruption provoquée par des hémorragies dans la peau) à la fois sur les muqueuses, comme dans la bouche ou dans la gorge. Les pétéchies peuvent aboutir à la formation d’ecchymoses (lorsqu’elles couvrent une plus grande surface) et d’autres phénomènes hémorragiques, comme le méléna (hémorragie de l’intestin grêle entraînant l’émission de sang noir dans les fèces), l’hématurie (sang dans les urines), des épistaxis (saignements de nez) et des saignements des gencives. Il a été documenté que les sujets les plus gravement atteints peuvent développer une insuffisance hépatique, rénale et pulmonaire à partir du cinquième jour de maladie.

Dans les normes, le diagnostic des cas suspects de fièvre hémorragique de Crimée-Congo se pratique dans des laboratoires spécialisés avec un niveau élevé de sécurité biologique (BSL 4 ou P4). On décèle la présence d’IGG et d’IGM par méthode immuno-enzymatique (ELISA) à partir du sixième jour de la maladie approximativement. Les IGM se maintiennent jusqu’à quatre mois à un niveau décelable, alors que les concentrations en IGG baissent, mais restent décelables pendant une période allant jusqu’à cinq ans.

Dans les cas mortels, la réaction immunitaire ne parvient pas en général à produire des anticorps en quantité suffisante pour être décelables, comme pour les patients dans les premiers jours de la maladie, c’est la détection du virus dans le sang ou les tissus qui permettent de poser le diagnostic. Pour ce faire, on peut avoir recours à plusieurs méthodes. Il est possible d’isoler le virus à partir des échantillons de sang ou de tissus dans les cinq premiers jours de la maladie, puis de le cultiver sur cellules. On peut parfois mettre en évidence les antigènes viraux dans les échantillons tissulaires par immunofluorescence ou immuno-enzymologie. Plus récemment, on a utilisé avec succès la technique PCR, qui est une méthode permettant de détecter de façon très précise et spécifique le génome viral.

« La létalité s’établit autour de 30 %, la mort survenant au cours de la deuxième semaine de la maladie »

Comment se fait la transmission ?

La maladie est transmise par certaines espèces de tiques aux ruminants domestiques et sauvages,  et même à l’homme chez qui elle se manifeste avec un fort taux de mortalité. La létalité s’établit autour de 30 %, la mort survenant au cours de la deuxième semaine de la maladie. Pour les malades ayant survécu à l’infection, l’état général commence à s’améliorer à partir du neuf ou dixième jour après l’apparition des symptômes.

Existe-t-il des traitements contre la maladie ?

La prise en charge des patients atteints de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo repose principalement sur le traitement symptomatique. La ribavirine a été utilisée par voie orale ou intraveineuse et a montré des résultats satisfaisants.

“La fièvre hémorragique de Crimée-Congo ne fait pas sa première apparition au Sénégal ; elle y est connue depuis les années 1987-94”

Quatre cas ont été enregistrés et un mort au Sénégal. Est-ce qu’il y a raison de s’inquiéter ?

J’ai eu écho de ces foyers d’émergence de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo à Podor et à Koumpentoum à travers les colonnes du quotidien l’Observateur, dans sa parution du 22 août 2022. J’ai également lu quelques développements sur la maladie à travers la presse en ligne. Je tiens d’abord à préciser que la fièvre hémorragique de Crimée-Congo ne fait pas sa première apparition au Sénégal ; elle y est connue depuis les années 1987-94, avec les foyers bien documentés d’émergence et de circulation du virus de Yonoféré en zone sahélienne, et de Bandia en zone sahélo-soudanienne. Aujourd’hui, cette arbovirose jusque-là limitée à la zone sahélo-soudanienne, au nord de l’isohyète 500 mm, étend son aire d’épidémicité au sud, jusqu’en zone soudanienne, dans les régions de Fatick, Kaolack, Kaffrine (localités de Malem Hoddar et Koungheul) et Koumpentoum dans la région de Tambacounda où plusieurs poussées épizootiques ont été signalées. Ce qui est préoccupant, c’est qu’elle progresse en latitude. La faune sauvage participe au maintien et à la dissémination de cette arbovirose, dont les effets sont souvent inapparents chez elle (infection asymptomatique et chronique), car le duo agent pathogène/hôte sauvage est depuis longtemps en équilibre. Cette extension géographique de l’aire d’incidence de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo pourrait s’expliquer par :

1) la transhumance massive des troupeaux de ruminants et de dromadaires de la zone saharo-sahélienne de la Mauritanie vers le Sénégal, et particulièrement le bassin versant du fleuve Sénégal. L’existence des bassins de rétention d’eau, les mares temporaires et les pâturages abondants en saison des pluies entraînent, en début d’hivernage une convergence, d’une part, des populations autochtones qui étaient en transhumance dans les zones nord, centre et sud du pays et, d’autre part, des nombreux éleveurs et de leurs bétails en provenance de la Mauritanie, des régions centre et sud, zones de culture sous pluie par excellence. Ce rapprochement soudain de populations humaines et animales provenant d’horizons différents et de statuts pathologiques et immunitaires inconnus concourt à la création de conditions favorables à l’émergence sur ces territoires de prédilection, puis à la diffusion du virus de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo, entraînant l’apparition d’épizootie, et à terme l’endémicité de cette arbovirose ;

2) les vecteurs qui transportent le pathogène et/ou les réservoirs qui l’abritent conquièrent de nouvelles zones géographiques vers le sud, favorables à leur installation, suite aux changements climatiques.

“Il n’y a aucun lien entre les inondations et l’émergence de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo”

Parmi les espèces de tiques incriminées dans la transmission de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo, deux sont très présentes en zone soudanienne, de Kaolack à Tambacounda et pourraient peut-être assurer la dissémination/transmission à l’homme dans les zones d’apparition du virus, en raison de leur anthropophilie ; mais les réservoirs potentiels connus du virus au Sénégal que sont le petit calao à bec rouge, Tockus erythrorhynchus, le merle métallique à longue queue, Lamprotornis caudatus et la pintade commune, Numida meleagris galeata, pourraient jouer le rôle majeur dans la dissémination du pathogène, en raison de leurs mouvements  migratoires locaux et saisonniers. Certaines espèces de rongeurs inféodées à la zone saharienne du Sud de la Mauritanie et qui hébergent les tiques du genre Hyalomma ont aujourd’hui gagné le Nord du Sénégal et pourraient aussi jouer un rôle de première importance dans les scénarios explicatifs de ces émergences. Tous ces aspects devraient être investigués sur le terrain parce que les foyers de circulation du virus de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo se multiplient. Au vu des investigations effectuées autour du cas index de Podor, cette émergence semble bien autochtone, et ne saurait être liée à un quelconque voyage en Mauritanie parce que le virus a même circulé chez les ruminants. Aussi, la localité de Mboyo, s’ouvre à la limite de l’aire d’épidémicité du virus de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo, en zone sahélienne du Sénégal. Enfin, je voudrais préciser qu’il n’y a aucun lien entre les inondations et l’émergence de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo ; au contraire l’hivernage ralentit l’activité des tiques, et les espèces vectrices potentielles du virus de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo sont inféodées aux zones arides.

Y-a-t-il un vaccin contre cette maladie ?

Il n’y a pas de vaccin pour se prémunir contre la fièvre hémorragique de Crimée-Congo.

“J’ai, à plusieurs occasions, alerté par rapport à l’ampleur que prend l’extension du virus”

Comment alors se protéger contre cette maladie ?

Il faut lutter contre les tiques, ce qui est très difficile parce que certains stades de développement de ces tiques se retrouvent chez les petits rongeurs et les oiseaux. Il faut utiliser des tiquicides chez les ruminants et les traiter aussi à l’Ivermectine pour réduire la population des tiques.

Quels conseils donnez-vous aux autorités face à cette maladie ?

J’ai, à plusieurs occasions, alerté par rapport à l’ampleur que prend l’extension du virus de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo au Sénégal. Ces foyers doivent être investigués. Il faut étudier le rôle réservoir des animaux sauvages qui pourraient être considérés comme des hôtes et/ou des amplificateurs potentiels du virus dans la nature.

Il faut voir s’il existe, en regard du changement climatique, un lien entre l’émergence du virus chez l’homme et les animaux domestiques et le mouvement invasif de certaines espèces de tiques vectrices et d’animaux réservoirs potentiels. L’hypothèse serait alors qu’après une épizootie de ruminants domestiques, des réservoirs sauvages, infectés par les tiques pourraient modifier le profil épidémiologique et le risque d’extension géographique de la fièvre hémorragique de Crimée-Congo. Une surveillance sérologique des animaux sauvages, associée aux études bioécologiques des tiques, suite à l’extension de leur aire de répartition devrait être menée. Le rôle des tiques est fondamental dans la transmission du virus des animaux sauvages aux domestiques et réciproquement.

Le déclenchement des émergences est toujours multifactoriel, et renvoie à la fois à des facteurs biologiques, environnementaux, sociaux, culturels, démographiques, etc. La plupart des apparitions de maladies nouvelles en Afrique occidentale comme la fièvre Ebola sont liées à un contact plus étroit avec la sauvagine.

Dès lors que l’émergence est multifactorielle, elle appelle une réponse pluridisciplinaire dans une stratégie One Health de riposte transversale et pluricentrique qu’aucune discipline ne peut, à elle seule, prétendre pouvoir répondre adéquatement.

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