Le Mobiliscope, l’outil sur les rythmes quotidiens des territoires
Le Mobiliscope est un outil de géovisualisation librement et gratuitement accessible en ligne qui permet d’explorer les rythmes quotidiens des territoires et leur mixité sociale. Quels sont les quartiers les plus attractifs d’une ville ? Qui fréquente tel quartier ? Quels modes de transports sont utilisés pour s’y rendre ? Quelle est l’ampleur de la ségrégation spatiale des cadres ? Des ouvriers ? À toutes ces questions, le Mobiliscope apporte des réponses qui peuvent varier selon les heures de la journée au gré des déplacements quotidiens des populations.
La ségrégation sociale (c’est-à-dire la séparation des groupes sociaux dans l’espace géographique) est bien documentée pour ce qui concerne l’espace résidentiel mais largement moins connue pour les espaces fréquentés la journée dans le cadre du travail, des études, des loisirs, etc. Le Mobiliscope permet ainsi de savoir si la mobilité quotidienne des individus conduit les groupes sociaux à se mélanger durant la journée ou si, au contraire, la ségrégation sociale augmente le jour par rapport à la nuit.
L’interface du Mobiliscope propose tout un ensemble de cartes et de graphiques interactifs pour suivre l’évolution de la population présente dans les territoires au cours des 24 heures de la journée selon le profil des individus, la nature de leurs activités et le mode de transport utilisé. Il permet ainsi d’étudier, au fil des heures, les changements de composition des quartiers et l’évolution de la ségrégation sociale.
La ségrégation sociale varie en journée
Conçu et développé depuis 2017 au sein du laboratoire Géographie-cités avec le soutien de différents partenaires (principalement le CNRS, l’ANCT, l’Ined et le Cerema), cet outil d’abord centré sur l’Île-de-France, s’est progressivement enrichi de nouvelles villes.
La dernière version mise en ligne en avril 2022 regroupe 49 villes-régions françaises (10 000 communes), six canadiennes et trois latino-américaines. Les données sont issues de grandes enquêtes publiques sur les déplacements quotidiens produites entre 2009 pour les plus anciennes et 2019 pour les plus récentes. Ces enquêtes, représentatives de la population d’une ville et de sa périphérie (dont le périmètre est défini par les collectivités locales en charge de l’enquête), collectent des informations spatiales et temporelles précises sur tous les déplacements réalisés par les personnes enquêtées sur 24 heures un jour de semaine, sur les motifs et les modes de transport de chaque déplacement, ainsi que le lieu de résidence des personnes enquêtées et leurs caractéristiques individuelles telles que le sexe, l’âge, la profession et le niveau d’éducation.
Ces données sont transformées par l’équipe du Mobiliscope pour dénombrer et qualifier les populations présentes (âgées de 16 ans et plus) dans les différents territoires à chaque heure de la journée.
À l’origine du Mobiliscope, un travail de recherche sur l’Île-de-France montre que la ségrégation spatiale des classes sociales est moins forte au cours de la journée que pendant la nuit en raison des déplacements quotidiens et que la concentration spatiale des classes supérieures est – quelle que soit l’heure de la journée – plus élévée que celles des classes populaires.
D’autres publications ont suivi, incluant dans l’analyse davantage de villes et de caractéristiques, telles que le sexe et l’âge. Il a ainsi été montré que les proportions d’hommes et de femmes dans les territoires sont bien moins équilibrées le jour que la nuit, avec des zones qui deviennent en journée majoritairement féminines et d’autres majoritairement masculines.
Un outil libre destiné au plus grand nombre
Le Mobiliscope s’inscrit dans une démarche de science ouverte en s’attachant à respecter les principes FAIR (« Faciles à trouver, Accessibles, Interopérables et Réutilisables »). Les données des populations présentes dans les différents territoires par heure et par catégorie (sexe, groupes d’âge, groupes socioprofessionnels, etc.) sont ainsi proposées au téléchargement sous des formats et licences libres.
Face aux solutions commerciales proposées notamment par les opérateurs de téléphonie, le Mobiliscope constitue ainsi une alternative libre et gratuite permettant d’accéder aux données et aux protocoles d’analyses sur l’attractivité quotidienne des territoires.
Le Mobiliscope s’adresse à un public plus large que la seule communauté des chercheurs. Il peut être un support ludique pour les enseignants afin d’aborder les thèmes de la mobilité, de la ségrégation, des modes de transports ou encore des inégalités. Les acteurs de la ville, de l’aménagement et des mobilités peuvent également utiliser l’outil pour affiner leurs diagnostics territoriaux et pour accompagner la mise en place de politiques publiques adaptées aux temporalités quotidiennes des populations et des territoires.
Zoom sur trois villes
Pour donner une idée plus concrète de ce que le Mobiliscope apporte à la compréhension des territoires, arrêtons-nous dans un premier temps à Santiago du Chili, une ville connue pour avoir une ségrégation sociale très élevée lorsqu’on analyse les lieux de résidence des différents groupes sociaux. Grâce au Mobiliscope, on observe que la concentration de riches dans le cône nord-est de la ville (une zone favorisée bien connue par les travaux sur la ségrégation résidentielle) est plus faible en journée que la nuit. Cette diminution résulte essentiellement de l’arrivée d’autres catégories de population dans le cône nord-est de la ville.
Le secteur de Leones (sélectionné sur la carte ci-dessous) est un bon exemple de ces quartiers aisés où existent de nombreux magasins et établissements scolaires et qui accueillent en journée des populations avec un profil social diversifié. Le graphique en haut à droite montre en effet que ce secteur, occupé quasi exclusivement la nuit par des populations à hauts niveaux de revenus, voit sa population tripler en journée avec l’arrivée de populations avec des niveaux de revenus bien plus diversifiés
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Le Mobiliscope permet d’observer que la concentration de riches dans le cône nord-est de la ville (une zone favorisée bien connue par les travaux sur la ségrégation résidentielle) est plus faible en journée que la nuit. Fourni par l’auteur
Arrêtons-nous à présent sur la ville de Montréal au Canada. Sans surprise, le centre-ville s’avère être un secteur très attractif à l’échelle de la région : à 14h plus de 230 000 personnes y sont présentes alors qu’elles n’y résident pas. Au survol de la souris sur ce secteur, apparaît son aire d’attractivité jusque dans les périphéries lointaines, symbolisé par des liens, plus ou moins épais selon les effectifs concernés.
Cartographie de principaux lieux de résidence des personnes présentes à 14h dans le centre-ville de Montréal. Fourni par l’auteur
L’observation des activités réalisées par les populations présentes dans le centre-ville de Montréal montre que l’activité « travail » est largement majoritaire en journée (et ne s’arrête d’ailleurs pas la nuit) et se trouve dépassée en soirée par l’activité « loisirs ». Ainsi, à 22h, tandis que près d’une personne sur trois présente dans le centre-ville pratique des activités récréatives, près d’une personne sur quatre travaille.
Le Mobiliscope permet d’observer le volume de la population présente dans le centre-ville de Montréal selon l’activité réalisée. Fourni par l’auteur
Terminons ce survol du Mobiliscope avec la ville de Toulouse pour discuter de l’attractivité quotidienne du secteur de La Reynerie situé au sud-ouest de la ville et qui est majoritairement classé comme Quartier prioritaire en politique de la ville (QPV). Alors que le volume de la population présente dans ce secteur demeure un peu près stable tout au long de la journée (entre 10 000 et 12 0000 personnes), on observe un changement dans la composition de la population présente au fil des heures : entre 4h du matin et 16h, la part des personnes présentes avec un niveau de diplôme supérieur au baccalauréat passe de 10 % à 20 % et la part des personnes présentes âgées de 35 à 64 ans augmente de 51 % à 66 %. Ces variations s’expliquent par l’importance des flux quotidiens (40 % de la population présente dans ce secteur à 16h n’y réside pas) et par les différences de profil sociodémographique des populations « entrantes » et « sortantes ».
Ces analyses rendues possibles par le Mobiliscope viennent ainsi mettre en lumière la diversité des rythmes quotidiens des quartiers prioritaires et nuancer l’idée selon laquelle les QPV seraient systématiquement des territoires non attractifs dont les populations résidentes seraient captives.
Le Mobiliscope permet d’observer la composition sociale et démographique de la population présente au fil des heures dans le quartier de La Reynerie à Toulouse. Fourni par l’auteur
Perspectives
Concluons cette présentation du Mobiliscope par des perspectives. Cet outil libre est ouvert aux propositions et contributions extérieures qui permettraient de continuer à l’enrichir. De nouveaux développements sont ainsi à l’étude avec l’idée d’intégrer des données de déplacements plus récentes et « post-Covid », de donner une plus grande autonomie à l’utilisateur « expert », et enfin de déployer de nouveaux champs de recherche, notamment celui de la transition écologique.
Si cet outil continue à se développer et à éveiller l’intérêt d’utilisateurs de plus en plus nombreux, sa pérennité n’est néanmoins pas garantie : celle-ci est largement dépendante des opportunités de financement (le projet n’a pas de source de financement pérenne) et repose en grande partie sur des personnes en contrat précaire.
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Par Julie Vallée, Géographe – Directrice de recherche, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ; Aurélie Douet, Ingénieure d’étude CNRS, Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ; Guillaume Le Roux, Chercheur en géographie et démographie, Institut National d’Études Démographiques (INED) et Hadrien Commenges, Maitre de conférences en géographie, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.
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