[Entretien] Fatimatou Zahra Diop : “Le fait que seulement 2 femmes sur 17 nominations (11%) aient pu accéder à des postes de direction paraît aberrant”

Fatimatou Binta Zahra Diop a mené une carrière de plus d’une trentaine d’années à la Banque centrale des États de l’Afrique de l’ouest (BCEAO). Dans cette institution, elle a notamment officié comme Directrice Nationale pour le Sénégal de 2009 à 2011  et comme Secrétaire Générale de la BCEAO Siège de 2012 à 2014. Dans cet entretien accordé à Seneweb, Mme Diop, qui est membre du collectif des citoyen.ne.s pour le respect et la préservation des droits des femmes, regrette la sous-représentation des femmes dans le nouveau gouvernement ainsi que dans les premiers postes de direction. 

 
 

Après le gouvernement qui compte quatre ministres femmes, les premières nominations sont tombées au sein des directions générales : on dénombre 2 femmes sur les 17 postes pourvus pour l’instant. Que vous inspire ces chiffres ? 

Ces chiffres suscitent une profonde préoccupation quant à la représentation équitable des femmes aux plus hauts niveaux de gouvernance. Ils mettent en évidence un déséquilibre flagrant qui nécessite une réflexion sérieuse sur les obstacles systémiques qui entravent la participation des femmes dans les instances de décision et de gouvernance de notre pays. Cette inquiétante sous-représentation des femmes d’abord dans le gouvernement puis dans les premiers postes de direction attribués vu que tous ne le sont pas encore, reflète une absence d’inclusion persistante dans le leadership de notre pays. 

Une nomination initiale est un exercice qui donne des indications sur l’idéal des nouvelles autorités. Il s’agit d’un moyen de montrer au monde les priorités qui sont importantes pour nos dirigeants. Ces nominations reflètent en principe les grandes lignes directrices d’un programme. Pour traiter de manière profonde les questions de bonne gouvernance, l’équité, l’inclusion des femmes, des jeunes, des minorités religieuses et des sénégalais vivant en situation de handicap est une nécessité. Tous ces segments de la société comptent des individus possédant les compétences nécessaires pour occuper des postes ministériels ou des postes de direction. 

 
 

“Je trouve dommage qu’en 2024, après une alternance obtenue sur le crédo de la rupture et du changement systémique, nous nous retrouvons à devoir faire un plaidoyer sur le besoin d’inclusion des femmes dans les instances de gouvernance et de direction de notre pays”

 

De plus, ces segments ne sont pas à penser séparément. En effet, ces identités bien que listées ici séparément ne sont pas mutuellement exclusives puisqu’une personne peut regrouper de multiples identités (exemple : une femme d’âge jeune, de religion chrétienne et en situation de handicap). 

C’est en cela que les appels à candidatures présentent un intérêt certain pour faciliter l’identification des profils recherchés. Si nous nous concentrons sur la question de l’absence d’inclusion des femmes, j’en suis d’autant plus attristée que le Sénégal est un pays où les filles réussissent au baccalauréat à des taux plus élevés que les garçons, où 40% des étudiants au niveau post-bac sont des femmes et où 52% des femmes travaillent. Dans de telles conditions, le fait que seulement 2 femmes sur 17 nominations (11%) aient pu accéder à des postes de direction paraît aberrant. Je trouve dommage qu’en 2024, après une alternance obtenue sur le crédo de la rupture et du changement systémique, nous nous retrouvons à devoir faire un plaidoyer sur le besoin d’inclusion des femmes dans les instances de gouvernance et de direction de notre pays. Comment penser rupture et changement systémique sans gouvernance inclusive ? 

 

“Cette faible représentation peut être interprétée comme le résultat de normes sociales misogynes et de structures politiques et économiques qui favorisent traditionnellement les homme”

 

De quoi cette faible représentation est-elle le nom. Parlerez-vous de misogynie ou de conservatisme comme certains ? 

Notre gouvernement, élu à la majorité, nous offre un miroir sur notre société. Sur cette question spécifique, cette faible représentation peut être interprétée comme le résultat de normes sociales misogynes et de structures politiques et économiques qui favorisent traditionnellement les hommes. Elle reflète un système profondément enraciné de discrimination de genre qui limite l’accès des femmes aux postes de leadership. En ce sens, cette faible représentation cristallise un système patriarcal bien en place et rate une opportunité d’opérer une rupture sur les questions d’égalité de genre et d’inclusion.

Il est important de noter qu’à chaque étape de notre construction en tant que nation, il y a eu des luttes pour une incorporation des franges de la société qui avaient été délaissées. C’est ainsi que, dans un passé récent, on fustigeait de la « gérontocratie » au pouvoir. Si l’on s’accorde sur l’idée selon laquelle l’inclusion est primordiale au bon fonctionnement d’un pays, l’on doit absolument veiller à ce que la population féminine, cette « moitié du ciel », dispose d’un pouvoir de décision lui permettant d’avoir un impact sur son propre sort. Dans un pays où 50% de la population est constituée de femmes, dont beaucoup ont brillé dans leur carrière professionnelle, dans le cadre du sport (Amy Mbacké Thiam, Yaye Amy Seck, Kène Ndoye) et dans le domaine de la recherche (Rose Dieng, ou Adji Bousso Dieng), avoir une si faible représentation peut être interprétée comme le résultat de multiples facteurs, parmi lesquels l’incapacité de voir le talent et l’excellence qui peut émaner de femmes. Dans un pays où les hommes ont une présence disproportionnée aux positions de pouvoir, sans effort d’inclusion, il est difficile de créer des opportunités égalitaires pour les femmes de mettre leur talent et compétences au service de leur pays. 

La misogynie définie comme la discrimination envers les femmes, basée généralement sur des préjugés de genre et une croyance en l’infériorité des femmes par rapport aux hommes, est un système de pensée qui se manifeste à toutes les échelles. Il se nourrit du conservatisme qui est l’attachement à l’ordre existant, aux institutions établies et l’opposition généralement aux changements rapides ou aux réformes radicales en faveur des femmes. Ces attitudes perpétuent les normes patriarcales et entravent la progression des femmes vers des postes de leadership.

 

“On ne peut développer un pays en laissant de côté ou en sous-représentant la moitié de sa population”

 

Quelle est la solution face à ce que beaucoup d’associations  de la société civile et de mouvements féministes appellent la sous-représentation des femmes. Faut-il des quotas ? 

Pour remédier à cette sous-représentation, des mesures telles que des quotas peuvent être nécessaires pour garantir une représentation équitable des femmes dans les instances décisionnelles. Ces quotas ne visent pas à sacrifier le mérite, mais à éliminer les obstacles systémiques qui limitent l’accès des femmes aux postes de leadership.

D’autres solutions peuvent être proposées comme par exemple renforcer la loi sur la parité pour faciliter l’accès aux centres de décision pour les femmes. Donner des postes de leadership aux femmes dans le gouvernement et les directions constitue un signal fort en direction des femmes qui se sentiront membres à part entière de cette société parce qu’elles pourront décider pour elles- même en ce qui les concerne et pour tout ce qui touche au devenir de leur pays. De plus, ce sera un signe d’encouragement pour nos filles en leur montrant que ces sphères décisionnelles sont accessibles aux femmes. Il ne faudrait pas oublier que les questions d’égalité sont avant tout des questions de développement car on ne peut développer un pays en laissant de côté ou en sous-représentant la moitié de sa population.

 

Vous avez évoqué le mot mérite. Certains objectent justement que les nominations doivent se faire strictement sur la base du “mérite” et rejettent un concept comme la parité. Que répondez-vous aux tenants de tels discours ? 

 

Concernant les objections basées sur le mérite, il est important de souligner que la diversité des perspectives et des expériences, y compris celles des femmes, est essentielle pour une gouvernance efficace et équitable. La parité de genre ne consiste pas simplement à “mettre des femmes pour mettre des femmes”, mais à reconnaître que la prise de décision inclusive conduit à de meilleurs résultats pour tous.

Sur la question du mérite, le concours général de 2023 a consacré 103 lauréats, dont 51 étaient des filles. Cela signifie donc que les compétences sont là et que les autorités sacrifient un talent et une expertise incommensurables lorsqu’elles font l’impasse sur les femmes. Il y a 41 ans presque jour pour jour, dans une interview au journal Le Monde daté du 11 mars 1983, Françoise Giroud disait, non sans intention provocatrice « La femme serait vraiment l’égale de l’homme le jour où, à un poste important, on désignerait une femme incompétente. »

 

Il n’y a eu qu’une seule femme candidate lors de la dernière élection présidentielle et très peu de femmes à des postes de haute responsabilité dans les partis politiques. À l’inverse, il y a beaucoup de femmes au parcours exemplaire dans le secteur privé. Est-ce qu’il n’y a pas un déficit d’engagement de certaines élites dans les questions politiciennes ? 

Le déficit d’engagement des élites dans les questions politiques peut être lié à des structures et des normes sociales qui favorisent traditionnellement les hommes dans le domaine politique. Il est essentiel de promouvoir une culture politique inclusive qui encourage la participation des femmes à tous les niveaux de leadership.

Je voudrais également revenir sur un argument récurrent avancé par certains et qui consiste à dire que les femmes n’ont pas voté pour la seule candidate à l’élection présidentielle. Il s’agit là d’un argument très simpliste, à la limite ridicule. Tout d’abord, il convient de rappeler que c’est le filtre du parrainage qui a réduit les candidatures féminines à une unique candidate, alors qu’il y avait beaucoup d’autres postulantes. Ensuite, est-ce à dire que si c’est un homme qui est élu, il sera au service exclusif des intérêts du genre masculin ? Cette logique est ridicule et dangereuse.

 

Quels sont les obstacles liés au développement du leadership féminin, notamment sur ce terrain-là, la politique ?

 

Les obstacles au développement du leadership féminin en politique incluent les stéréotypes de genre, les préjugés institutionnels, et les barrières culturelles qui limitent l’accès des femmes aux postes de pouvoir. Il est nécessaire de mettre en place des politiques et des programmes visant à surmonter ces obstacles et à promouvoir l’égalité de genre dans tous les domaines de la gouvernance. 

 
 

Un collectif d’hommes et de femmes a vu le jour pour dénoncer cette sous-représentation des femmes. Sur quels leviers pourra-t-il s’appuyer pour que l’équité de genre soit une priorité institutionnalisée ?

Le collectif peut s’appuyer sur des leviers tels que le plaidoyer pour des politiques de genre inclusives, la sensibilisation du public aux enjeux de l’équité de genre, le renforcement des réseaux de soutien pour les femmes leaders et la promotion de la formation et du mentorat pour les femmes aspirant à des postes de leadership. En mettant en avant ces initiatives, l’équité de genre peut devenir une priorité institutionnalisée dans tous les secteurs de la société. 

 

Entretien réalisé par Adama NDIAYE

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