[Gros Plan] Sikilo, un mois après : Stigmates, traumatismes et « esprits surnaturels »
Situé à la sortie Est de la commune de Kaffrine, sur la nationale 1, on peut facilement dépasser le village de Sikilo sans même se rendre compte de son existence. Les maisons de cette bourgade perdue derrière les arbres, à une dizaine de mètres de la route, n’ont rien d’extraordinaire qui puissent détourner le regard d’un passant. C’est un patelin parmi tant d’autres sur cet axe qui mène vers la région de Tamba.
Mais, depuis l’accident qui a causé 44 morts, son nom revient sur tous les débats. Sikilo attire désormais l’attention. Et le lieu du drame, situé un peu à l’Est de ce hameau , est devenu une sorte de sanctuaire qui ne laisse personne indifférent. On n’est, certes, pas dans un cimetière, mais l’ambiance qui y règne a des airs de cérémonie funèbre.
Le lieu drame, devenu une sorte de sanctuaire
Aujourd’hui, presque tous les usagers de ce trajet marquent un temps d’arrêt pour jeter un coup d’œil. Certains prennent le temps de descendre pour s’enquérir de plus près des dégâts causés par l’impact du choc avant de formuler des prières et poursuivre leur chemin.
Sounkarou Nioké, cousine du Chauffeur du bus de Vélingara, Moussa Soumboundou, décédé dans l’accident, revient d’un voyage à Kaffrine. Elle s’arrête pour formuler des prières à son cousin et aux autres victimes du drame. La tristesse se lit sur son visage. ‘’Quand j’ai entendu cette nouvelle, j’étais touché par le décès de Moussa et des nombreuses personnes. Mais en constatant les dégâts du drame de plus près, je suis vraiment dévasté…’’, témoigne-t-elle avant de fondre en larmes.
Sur les lieux, à part le sifflement des arbres et arbustes qui longent la route, c’est le calme plat en ce début d’après-midi. Les rayons ardents du soleil éclairent le bitume jonché par les débris des deux carcasses de bus projetés d’un côté et d’autre par la collision. Un son aigu de claquement de fer à moitié détaché d’un des bus et les chants des oiseaux rythment de manière affreuse l’ambiance qui règne sur les lieux du drame.
L’odeur de poisson pourri, appartenant à l’une des victimes de l’accident, pollue l’air et attire certains corbeaux qui rodent dans les parages et planent dans le ciel clair au-dessus des cases du village.
Jadis Keur Abdou Bamby
Ce patelin, qui jadis était presque inexistant dans la carte du Sénégal, suscite actuellement la curiosité des voyageurs. Cette bourgade qui compte environ 400 âmes, est devenue célèbre malgré elle. Depuis ce violent accident, Sikilo est écrit en ‘’lettre de sang’’ dans la tête de plusieurs Sénégalais. ‘’La façon dont notre village est rendu célèbre ne nous plait pas, mais c’est la volonté divine’’, lance Alimou Diaby, chef de village de Sikilo
Aujourd’hui il est difficile de savoir la date exacte de la fondation de ce village melting-pot. Dans ce brassage ethnique à Sikilo, vivent en parfaite harmonie Bambaras, Sérères, Mandingues, peulhs entre autres, depuis plusieurs décennies.
Mais selon le chef de village, Alimou Diaby, leur fief s’appelait Keur Abdou Bamby, sans doute, du nom de son fondateur.
D’après lui, Sikilo est une déformation de l’appellation de la distance entre le village et la commune de Kaffrine par des Français qui venaient dans cette zone pour des missions. ‘’Comme la distance entre Sikilo et Kaffrine est de six Kilomètres, alors les Français disaient toujours allons à six kilo. C’est comme ça qu’est venu le nom de Sikilo, mais le village s’appelait Keur Abdou Bamby. C’est mon père qui m’a raconté cette histoire’’, renseigne Alimou Diaby.
En effet depuis plusieurs années, c’est la lignée des Diaby qui est à la tête de la chefferie de Sikilo et le premier à accéder au trône c’est Mamadou. Ce dernier originaire de la Guinée venait au Sénégal lors de la saison des pluies pour cultiver avant de retourner chez lui à la fin de la saison. Mais quand il a découvert ce village, il a décidé de s’y installer définitivement vers les années 40.
Après le décès du chef village, de l’époque, Moussa Diop, le chef de Canton, qui avait du mal à récupérer les impôts, a voulu confier le village à une personne étrangère. Mamadou Diaby s’est opposé à cette décision et s’est engagé à payer l’impôt de tout le village avec ses propres moyens. C’est ainsi qu’il a été nommé chef de village. Mamadou Diaby, qui a dirigé le village pendant longtemps, sera succédé par son frère Ibrahima Khalile Diaby qui l’avait rejoint en 1951. Lui aussi sera remplacé par son fils Alimou qui est actuellement le chef du village.
Victime de stigmatisation mystique
Mais depuis le drame du 8 janvier dernier, le village fait l’objet de toute sorte de stigmatisations. Certains parlent de lieu hanté par des esprits surnaturels. Des considérations diaboliques que Alimou Diaby botte en touche. ‘’Depuis ce jour, on a entendu beaucoup de contre-vérités sur le village de Sikilo. On parle de sacrifice de bœufs noirs qui se ferait ici, tout ça n’a jamais eu lieu’’, réfute-t-il.
Selon d’ailleurs l’imam, Karamokho Diaby, leur père Mamadou Diaby a lutté contre certaines pratiques dès son arrivée dans le village. ‘’Quand il est arrivé dans ce village, la religion musulmane n’était pas assez répandue, il a construit un lieu de prière et a commencé à enseigner le coran, dit-il. Il a même converti certaines personnes.’’
La soixantaine révolue, Abdoulaye Keïta, qui est né et a grandi dans ce village, nie catégoriquement un quelconque abandon de pratiques païennes qui serait à l’origine des accidents sur cet axe. ‘’Les phénomènes surnaturels existent partout. Mais on ne peut lier ces accidents à ces choses. Les causes humaines ont une grande responsabilité dans ce drame. Quand un bus te dépasse sur la route, tu as l’impression que c’est un avion’’, constate Keïta.
‘’J’ai vu des têtes coupées’’
Des jours sont passés, mais le lieu de la collision porte encore les stigmates d’un choc d’une rare violence. Des traces de sang sont encore visibles sur la chaussée. Les débris de chaises passagers éjectés du bus et des amas de fer des porte-bagages couvrent le sol autour des carcasses des deux véhicules à moitié broyées par la puissance du choc.
Cette nuit du 8 janvier 2023, ne sortira pas de sitôt de la mémoire des habitants de Sikilo. C’est vers 2 heures 50 du matin qu’ils ont été réveillés par un bruit assourdissant venant de la route nationale. Alerté par son frère, le chef de village, Alimou Diaby et quelques riverains se précipitent sur les lieux de l’accident. Mais ce qu’ils trouvent sur place est affreux. En effet l’odeur du sang qui coulait, les blessures béantes des victimes, des corps inertes entrelacés dans les débris des bus et les cris d’appel à l’aide ont troublé l’esprit des villageois.
‘’On est resté pendant plusieurs minutes sans savoir ce qu’on doit faire. Certains, pris de panique ont rebroussé chemin. C’est, par la suite qu’on a eu l’idée de prendre des sacs vides pour y poser les blessés et les sortir des décombres’’, explique Alimou Diaby.
Abdoulaye Keita, ancien agent de santé et notable du quartier était aussi sur les lieux pour apporter son savoir. Mais malgré son expérience de plus 20 ans, il avait du mal à intervenir. ‘’On ne savait plus qui sauver en premier lieu, se souvient-il. On passait même sur les corps de certaines personnes croyant qu’elles étaient mortes pour sauver d’autres. Parfois des blessés s’agrippaient à nos jambes pour demander de l’aide. On était vraiment dans une confusion totale.’’
L’imam du village, Karamokho Diaby, était parmi les premiers arrivés pour porter secours aux victimes. Mais ce qu’il trouve sur place l’a intrigué. ‘’J’ai vu des têtes qui ont été tranchées. Il fallait vraiment être courageux pour apporter de l’aide aux victimes. Beaucoup de gens sont retournés chez eux en voyant ce qui s’est passé’’, témoigne-t-il.
Psychologiquement traumatisé
Ce qui s’est passé la nuit du 8 janvier 2023 a troublé des jours le sommeil de plusieurs habitants du village de Sikilo. ‘’Je suis resté deux jours sans pouvoir dormir normalement. Mais actuellement tout se passe bien’’, confie Alimou Diaby. Même si ce dernier est parvenu à reprendre ses esprits, ce n’est pas le cas pour d’autres.
Le drame a laissé des séquelles traumatiques chez certains. ‘’Quelqu’un est venu me voir au poste de santé que je gère pour me dire que ça ne va pas. Je lui demande de se signaler parce qu’il y a une équipe qui était venu pour recenser les gens qui présentent des traumatismes’’, informe Abdoulaye Keita.
Au lendemain de ce drame beaucoup de mesures ont été prises par l’Etat du Sénégal pour lutter contre de tels faits. Mais ce qui est sûr, ce choc meurtrier est lié à jamais avec le nom du village de Sikilo.